La nature[1] est-elle savante ? Enjeux d’une Nouvelle Éthique en Écologie
Contexte
La biodiversité actuelle est l’aboutissement d’un processus fait de fortuit et de nécessité selon des modalités principielles d’innovations et d’adaptation. Cependant, les détails de cette lente procédure sont à jamais inconnus, car disparus. Les archives du temps ne permettent pas de reconstituer la richesse de ces évènements enveloppés dans une opacité impénétrable qui tient à l’effacement qui a jalonné depuis les premiers temps le parcours du vivant sur la planète terre. S’il y a effacement, la situation de la biosphère aujourd’hui est une trace, à elle-seule, de toutes les expériences passées, des tentatives réussies ou échouées par le passé. Elle est le témoin de toutes ces expériences accumulées, et à ce titre, confère à la nature un « savoir » que les scientifiques sont dans l’impossibilité de connaître dans sa totalité.
Pourquoi parler de « savoir » de la nature ? Ce que nous désignons par savoir de la nature relève de sa capacité à trouver des réponses aux problèmes qu’elle-même se pose. La réaction aux perturbations et sa capacité à s’adapter aux changements évolutifs sont le fruit d’une expérience qui nous échappe. La nature, en revanche, conserve une mémoire de son évolution, par exemple celle qui s’inscrit dans le système immunitaire des êtres vivants, qui engrangent à chaque exposition contagieuse, un savoir. C’est surtout la « coévolution » d’êtres différents qui est au fondement de cette procédure conduisant au savoir de la nature, témoin de ce savoir commun. Celle-ci peut être illustrée par un réseau de liens engageant une multitude d’autres êtres vivants et un milieu ou habitat non-vivant.
Ce savoir inaccessible impose une forme de respect (du lat. respicere « regarder en arrière, aptitude à prendre en compte le passé). Et le non-respect actuel de la nature se traduit par sa dégradation, voire sa destruction partout sur le globe. Il est possible ainsi de mettre en relief certains traits : les nouveaux risques représentés par les molécules xénobiotiques (du gr. Xénos « étranger » et bios « vivant »), les organismes génétiquement transformés répandus in situ, engendrés par l’innovation humaine, que la nature ne connait pas et dont elle n'a pas pu tenir compte dans son expérience accumulée au cours des âges ; elle « connait » en revanche une immensité de choses que nous ne pouvons savoir. C’est pourquoi croire que toutes les expérimentations sont légitimes par une sorte de liberté négative[2] du chercheur qui ferait « comme la nature », c’est se fonder à croire que l’environnement trouvera les ajustements et réponses qui préserveront les écosystèmes, même en présence d’artéfacts que la nature n’a jamais rencontrés ni encore moins fabriqués par le passé.
Désormais, la science présuppose une nouvelle éthique, et l’environnement devient un enjeu international : « il en va de l’intérêt supérieur de tous depuis que l’éthique contemporaine a rejoint le camp des défenseurs de la nature[3] ». Reste à voir la manière dont cette situation s’est peu à peu généralisée jusqu’à faire de l’écologie, au sens large, un facteur déterminant pour qui souhaite adopter un comportement responsable. Comment alors dans ce contexte associer la question de l’éthique à une écologie renouvelée qui soit agissante dans le monde de demain ? Il apparaît urgent de revenir aux principes éthiques de base, étant entendu, selon Hans Jonas, que la vulnérabilité de la nature doit faire l’objet d’une théorie de la responsabilité[4], qui pose ce principe, que, pour la première fois, les entreprises de maîtrise de la nature peuvent aboutir à l’autodestruction qui pourrait conduire à la disparition de l’humanité.
Objectifs
Il s’agit, dans le cadre du travail que nous nous proposons d’engager sur éthique et écologie, d’orienter et de développer une réflexion sur les « savoirs globaux » en écho au savoir de la nature évoqué plus-haut. A partir du concept emprunté à Bouleau, 2021[5] « d’effet de savoir » de la nature, en analysant plus particulièrement le fonctionnement de la science et la « déstabilisation de l’éthique » qu’elle peut produire par inadéquation entre la culture technoscientifique et l'exigence éthique[6], nous souhaitons étudier la pertinence de fonder une éco-éthique autour de la métaphore de savoir de la nature, ce par quoi l'homme peut appartenir à un monde qui le fait exister.
Cette étude sur les « effets de savoir » de la nature se développera sur deux axes :
- Nous voulons tout d’abord interroger l’hypothèse Gaïa de Lovelock Margulis, non pas tant dans sa pertinence scientifique fortement débattue par ailleurs, mais bien plutôt comme cadre global pour penser l’éthique dans sa contribution possible à une éthique renouvelée en écologie par le caractère autorégulateur qu’elle introduit, source de controverses par sa dimension positiviste, et le « pouvoir d’action » des organismes vivants sur leur environnement qui renvoient à l’idée de coévolution, et donc de relations entre organismes. Comme l’écrit Lovelock : « Si les humains modifient si radicalement leur environnement en si peu de temps, alors les autres vivants peuvent l’avoir fait, eux aussi, sur des centaines de millions d’années. » Selon Latour, « l'hypothèse Gaïa de Lovelock et Margulis représente l'effort pour reconnaître que la Terre est un sujet qui agit et intervient avec force dans notre histoire [7]».
- En second point, nous souhaitons montrer que l’éthique de la « relationnalité » peut être un système philosophique mobilisable pour l’écologie par le fondement même de sa démarche qui repose sur un réseau de relations incluant des effets de savoir. En mettant l’accent sur les liens de coévolution, nous ne pouvons voir les actions humaines détachées de la nature : « …[A]s human beings, we are embodied in the functions of being related to the processes of natural resource degradation, by being an efficient cause. »[8] En conséquence une telle éthique met l’accent sur le soin des relations et des liens.
Ces deux axes de travail visent à élaborer les principes d’une nouvelle éthique en écologie, fondée à la fois sur l’engagement de responsabilité vis-à-vis de la « nature », la reconnaissance des liens que nous avons avec elle, et l’établissement de relations nouvelles pour les renforcer. L’originalité de la démarche de cette « philosophie de la nature » tient tant à sa dimension philosophique qu’à la prise en compte du paradigme évolutionnaire [par le prisme de la coévolution dans l’évolution du vivant], mais en opposition à l’épistémologie positiviste de l’éthique évolutionnaire contemporaine.
[1] Nous avons bien conscience que ce concept est polysémique et qu’il n’y a pas de définition claire du concept. Malgré cela, et par souci de simplification, le vocable « nature » sera employé pour désigner le vivant et l’univers physique qui l’entoure.
[2] Hobbes, T. (1997): Leviathan, or, the matter, forme and power of a commonwealth ecclesiasticall and civil, New York.
[3] . Ricoeur, L’éthique, le politique et l’écologie, 2018, Propos recueillis par Edith Deléage-Perstunski et Jean-Paul Deléage, Ed. Le bord de l’eau, N° 56, p. 35-46.
[4] H. Jonas, Le principe responsabilité, Une éthique pour la civilisation technologique, 1979. Ed. Flammarion (2013), 480 p.
[5] N. Bouleau, Ce que Nature sait, 2021, Puf, 538 p.
[6] J. Ladrière, L'éthique dans l'univers de la rationalité, 1997. (Catalyses) Un vol. 22 x 14,5 de 334 pp. Namur, Artel ; Québec, Fides, p. 82.
[7] B. Latour, 2021, Le cri de Gaïa, Penser la terre avec Bruno Latour, sous la direction d’Aït-Touati et Emanuele Coccia, Ed. Empêcheurs de tourner en rond, 222 p.
[8] Baindur, M. (2015) : Nature in Indian Philosophy and Cultural Traditions, New Delhi (Sophia Studies in Cross-cultural Philosophy of Traditions and Cultures). P. 207.